Démarches et pratiques
Le difficile équilibre entre droit de propriété et intérêt généralORF : un sentiment partagé par de nombreux opérateurs publics est que les juridictions de l'expropriation ne prennent pas suffisamment en compte l’intérêt général à l’occasion des procédures de fixation de la valeur vénale des biens à acquérir. Pourquoi ? Et la nécessité de maîtriser les finances publiques ne pourrait-elle pas être mieux prise en compte ?
Maître Frédéric Levy : les indemnités à revenir aux propriétaires sont fixées par le juge de l’expropriation, juge judiciaire, considéré comme un gardien naturel de la propriété privée. Cette qualité a pu conduire récemment certains tribunaux à s’affranchir des règles de fixation contraignantes prévues par le code de l'expropriation. À titre d'exemple, s'agissant de l'évaluation des terrains à bâtir, on constate que plusieurs juridictions ont appliqué des méthodes d'anticipation de valeur (compte à rebours, charge foncière) alors que ces méthodes sont aléatoires et qu'elles méconnaissent la règle selon laquelle on n'évalue pas un bien en fonction de sa valeur d'avenir.
La méconnaissance de ce principe anti-spéculatif peut entraîner des conséquences graves. Des autorités expropriantes ont ainsi dû renoncer à la réalisation de leurs projets après avoir constaté que leurs finances publiques n'étaient plus en mesure de supporter le coût des indemnités fixées par les tribunaux.
Le Conseil constitutionnel a rappelé, dans une décision du 11 juin 2021, que le législateur, par les règles dérogatoires du Code de l'expropriation, a entendu « éviter que la réalisation d'un projet d'utilité publique soit compromise par la hausse de la valeur vénale d'un bien exproprié au détriment du bon usage des deniers publics ». Ce faisant, énoncent les sages, « il a poursuivi un objectif d'intérêt général ».
Mais la propriété reste un droit inviolable et sacré dont nul ne peut être privé que pour cause d'utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité, ainsi que le prescrit l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La fixation de la valeur vénale repose donc sur la recherche d'un fragile équilibre entre la protection de la propriété et l'intérêt général.
Depuis la Révolution française, toute l'évolution du droit de l'expropriation peut se comprendre en considération de la recherche de cet équilibre. Sous l'Ancien Régime, on distinguait le domaine éminent, c'est à dire le droit absolu du roi sur toutes les terres du royaume, et le domaine utile, qui se référait à l'usage effectif des terres par les particuliers. En cas de « retrait d'utilité publique », l'indemnisation était décidée unilatéralement par l'intendant du roi. Les dérives qui en ont résulté ont conduit à l'affirmation des principes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Par la suite, le législateur n’a cessé de tenter de prescrire des règles destinées à empêcher les propriétaires de capter les plus-values apportées par la réalisation des ouvrages publics. Ainsi, par exemple, la loi du 3 mai 1841 prévoit un mécanisme de compensation entre l'indemnité d'expropriation et la plus-value apportée au surplus de propriété non expropriée, celle du 21 avril 1914 prévoit que seuls les dommages actuels et certains seront indemnisable, celle du 17 juillet 1921 consacre l'expropriation conditionnelle qui permet à la personne publique de renoncer à son projet si les indemnités sont trop élevées, le décret-loi du 8 août 1935 interdit aux juges de prendre en considération l'évolution du coût de l'immobilier, enfin, les lois des 4 juillet 1965 et 18 juillet 1985 fixent une date de référence destinée à figer la situation d’urbanisme et restreignent les conditions de qualification des terrains à bâtir.
Mais cet arsenal très protecteur des intérêts des autorités expropriantes ne suffit plus à assurer la protection des deniers publics.
En effet, l’évaluation foncière est plus compliquée aujourd’hui. La plupart des opérations déclarées d’utilité se réalisent dans des secteurs urbains denses. Le marché y est plus difficile à analyser. Par ailleurs, alors même que l’information s’est améliorée grâce à la mise en ligne des données foncières, ces données sont encore lacunaires pour permettre une analyse précise des termes de référence soumis à l’appréciation du juge. Les techniques d’évaluation par anticipation de valeur sont mal maîtrisées par les juges mais aussi par le service des Domaines qui recommande désormais souvent leur application. Les contraintes propres aux biens à évaluer, notamment la pollution des terrains, sont rarement prises en compte. Le risque de sur-évaluation est donc augmenté.
Aujourd’hui, l’enjeu est donc sans doute moins de légiférer pour corriger cette évolution négative que de mieux former les juges et les Domaines à la technique de l’évaluation foncière en affinant les outils mis à leur disposition.
À retenirLa technique de l’évaluation foncière devient de plus en plus complexe, avec un risque récurrent de sur-évaluation des biens. Or toute l’évolution du droit de l’expropriation recherche justement un équilibre entre la protection de la propriété d’une part et celle de l’intérêt général, d'autre part, qui implique un bon usage des deniers publics.
Pour en savoir +...Au sommaire : Le mot de Catherine Aubey-Berthelot, présidente de l’Observatoire Régional du foncier • Démarches et pratiques – Le difficile équilibre entre droit de propriété et intérêt général par Maître Frédéric Levy de DS Avocats – Le share deal : une progression à bas bruit • Foncier Juridique – Le share deal : une progression à bas bruit par Hugo Thierry • Direction générale de l’Aménagement, du Logement et de la Nature
Télécharger la lettre